Tribune parue le 6 juin 2014 sur Marianne.
Francis DASPE est Secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée (Association pour la gauche républicaine et sociale – Prométhée)
« Hollande, la République pour cible », tel est le titre de l’ouvrage co-écrit avec François Cocq (éditions Bruno Leprince, avril 2014). Pour qui n’avait pas lu le contenu du livre, il pouvait apparaître comme le témoignage d’une surenchère verbale. Le projet de réforme territoriale dévoilé il y a quelques jours par le Président de la République nous épargnera d’une telle caractérisation. Notre analyse était juste.
En préalable, rappelons-le : ces propositions s’inscrivent dans la continuité de la réforme des collectivités territoriales voulue par son prédécesseur Nicolas Sarkozy. Les départements sont programmés à disparaitre à très brève échéance. Les communes voient leurs compétences réduites à peau de chagrin. Depuis la Révolution française, la République s’est construite sur le triptyque commune / département / Etat, comme échelons de la démocratie de proximité et cadres de l’expression de la souveraineté et de la solidarité. On veut leur substituer un autre triptyque. Des intercommunalités, des métropoles et des grandes régions, l’ensemble devant se conformer aux conditions d’airain définies par l’Union européenne.
En effet, à travers le projet que portera le gouvernement Valls, transparaît très nettement la volonté de faire passer la France sous les fourches caudines des canons idéologiques édictés par l’Union européenne. La mise en adéquation avec les dogmes européistes est présentée comme la seule voie possible : concurrence libre et non faussée, compétition systématique des territoires, primauté de la loi du marché, privatisation inéluctable des services publics, extension de la sphère de la marchandisation, rabot de la prétendue rationalisation. Les grandes absentes sont les compétences sociales : au mieux elles sont réduites à des coquilles vidées de leur substance. La nouvelle règle d’or des territoires ainsi reconfigurés devient toutes les formes de dumping. Exit les notions de solidarité ou de cohésion.
François Hollande a au moins raison sur un point. Il s’agit bien d’un grand chamboulement de l’architecture institutionnelle du territoire français. Un projet de société en découle naturellement. Cette réforme doit être comprise, non pas comme le seul prolongement des actes de décentralisation précédents, mais plutôt comme l’application au champ administratif et territorial du tournant libéral de 1983. Pour reprendre l’expression de l’époque, le projet de démocratie socialiste était alors mis entre parenthèse. Aujourd’hui, c’est l’héritage républicain matricé par la Révolution qui est mis en congé. La République une et indivisible permettait à une masse de sujets de devenir pleinement citoyens. Sa dissolution programmée aura pour conséquence de transformer les citoyens en une masse inorganisée de consommateurs de la « chose publique ».
Dans la tribune adressée par François Hollande à la presse régionale le processus est à l’œuvre de manière éclatante : on ne discerne plus d’intérêt général, mais une multitude d’intérêts particuliers arrimés à des territoires en concurrence, dépouillés qui plus est de toute conscience collective que les objectifs de cohésion et de solidarité, même insuffisamment réalisés, structuraient tant bien que mal par le passé.
Ce meccano territorial est clairement d’essence contre-révolutionnaire au sens premier du terme. Il favorise la re-féodalisation de la France, ce dont témoigne le succès de quelques grands barons féodaux qui ont été en capacité de faire prévaloir leurs intérêts particuliers. Il institue un nouveau bréviaire, celui de la compétitivité et de la concurrence, toutes deux érigées en dogmes de l’action territoriale publique.
En conséquence, la régression démocratique sera d’ampleur. Saint-Just avait parfaitement perçu le lien entre l’organisation administrative du territoire et la capacité d’expression de la démocratie. Devant la Convention, le 15 mai 1793, il expliquait les bases sur lesquelles doit reposer tout découpage territorial. La division ne pouvait pas être attachée au territoire comme sous la monarchie. Si tel était le cas, « le peuple est divisé, la force du gouvernement se concentre, et le souverain épars se rapproche difficilement ». Il plaidait au contraire pour une division attachée aux hommes en s’appuyant sur les communes et les départements : « Si la division est attachée au peuple, ou par tribus, ou par communes, cette division, n’ayant pour objet que l’exercice des suffrages et de la volonté générale, le souverain se forme alors, il se comprime, et la République véritablement existe ».
C’est l’exact contraire que préconise le Président de la République. La « République contractuelle » en ouvrait la voie. Dans ce cadre, des contrats négociés se substituent à la loi commune à tous et égale pour tous. Une tentative avait déjà échouée par référendum le 7 avril 2013 : les Alsaciens avaient rejeté le projet d’intégration / disparition des deux départements au sein d’une seule et nouvelle entité territoriale dotée du droit d’expérimentation législative.
Contre toutes les formes insidieuses de dissolution de la République, il existe une solution incontournable : l’instauration d’une VI° République. C’est la condition sine qua non pour que les citoyens soient reconnus membres d’un corps politique dont découle l’unité du peuple, et non pas réduits à s’identifier à un territoire avec pour seul horizon des intérêts particuliers. C’est en cela que réside l’idéal de la République ouvrant sur l’universel porté par la reconnaissance en tous domaines du primat de l’intérêt général.